Eric E.

J'ai grandi à Brest, de l'école primaire de Queliverzan au Lycée naval, et fréquenté assidûmement la librairie Dialogues, très agréable d'autant qu'on pouvait (on peut toujours ?) y feuilleter longtemps les livres en rayon... Le rayon Poésie, sur lequel je juge une librairie, est très bien, qualitativement et quantitativement : j'y ai même croisé, une fois, mon (unique à ce jour) recueil de poèmes :) Hélas, je n'ai pas revu le ciel brestois depuis quelques années !

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28 décembre 2011

Un hommage de Houellebecq à Lovecraft, en forme de biographie

Cette biographie de Houellebecq n'apportera aucun élément nouveau aux lecteurs assidus de Lovecraft, auquel de nombreux travaux et études ont déjà été consacrés (cf Maurive Lévy, Francis Lacassin dans la présentation des opeuvres complètes et de la correspondance, etc). Elle mérite néanmoins d'être lue, outre ses qualités intrinsèques et pour ce qu'elle révèle sur Houellebecq dont les digressions sur la création littéraire sont très intéressantes, parce qu'elle révèle que l'oeuvre de Lovrecraft, malgré son inactualité actuelle absolue (Houellebecq souligne avec pertinence que l'évolution du monde a rendu encore davantage surannées les valeurs chères à Lovecraft) fascine encore comme elle a fasciné les écrivains rassemblés dans un cénacle autour du "solitaire de Providence" (Clark Ashton Smith, RE Howard, Robert Bloch étant les plus connus d'entre eux). Elle fascine parce qu'elle est sans compromis avec le monde. Comme celle de Proust reclus dans sa chambre, la vie de Lovecraft se réduit à son oeuvre, et reflète l'engagement total de l'auteur dans sa création. Le fantastique chez Lovecraft est une volonté féroce de transcender le monde visible et la vision étriquée de l'homme moderne, incapable de faire face à l'altérité du cosmos sans sombrer dans la folie. Il y a dans les grands textes de Lovecraft une volonté de dire l'indicible qui confine à la poésie pure, avec une puissance d'impact hallucinante sur le lecteur et un nihilisme métaphysique latent qui semble signifier que l'humanité est sur le point de disparaître, qu'elle n'est qu'un accident et que de toute façon, la grande question n'est pas de résister aux forces hostiles qui nous menacent mais de mourir dignement, en témoin impuissant de la décadence du monde voué à la destruction par les forces incommensurables enfouies dans les profondeurs de l'espace et du temps. A ce titre, Michel Houellebecq et Maurice G.Dantec, qui brodent des variations sur la vanité de la civilisation et sur sa déliquescence, me paraissent être des héritiers spirituels de Lovecraft. Cette biographie peut donc se lire comme un hommage de Houellebecq à un de ses grands inspirateurs...

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22 décembre 2011

Fascinant mais frustrant

"La horde du contrevent" est un livre ambitieux, qui se dévore en quelques jours et exerce longtemps son pouvoir de fascination. La force du récit, qui happe littéralement le lecteur, réside dans la densité de présence d’un monde régi par d’autres lois que le nôtre et le sentiment que la horde, menée d’une poigne de fer par son chef, progresse autant vers la source des vents que vers un destin inéluctable. La tension est accentuée par la narration subjective, qui permet de ressentir les souffrances et les hésitations, ou la résolution, de chacun des membres de la horde.

Ainsi, au-delà d’un roman d’héroic-fantasy sans pareil, se dessine le récit d’une quête existentielle. Au début unis par leur but commun et totalement soumis à la communauté, les hordiers peu à peu s’individualisent et parviennent, pour certains d’entre eux, à s’interroger sur le sens de leur marche inexorable vers l'Amont… La fin, qu’il ne serait pas charitable de dévoiler, est particulièrement émouvante. Néanmoins, "La horde du contrevent" n’est pas un chef d’œuvre : outre des incohérences dans le récit, l’auteur se complaît dans des artifices d’écriture (ex : la joute orale menée comme un concours de slam) et multiplie les outrances et les effets visuels. Comme si Damasio avait voulu réussir la synthèse des philosophes présocratiques, de Nietzche, des manga japonais et de Star Wars... Et puis, j’ai été surpris que le ciel et les étoiles, qui devraient obséder des hommes piégés dans un monde clos et hostile, ne soient jamais évoqués. Le monde où progresse la horde reste ainsi artificiel et conceptuel, contrairement à ceux, aussi étranges et déroutants, crées par Michel Bernanos (La montagne morte de la vie) et Charles Duits (Ptah Hotep) qui avaient eux aussi l'ambition de transcender le genre de la fantasy et de l'ouvrir vers la poésie et l'interrogation existentielle...

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10 février 2011

roman de politique-fiction intelligent, pertinent mais manichéen

Ce roman de politique-fiction se présente comme l’autobiographie, annotée par un exégète des temps futurs, d’une jeune bourgeoise qui fut la compagne du chef des socialistes lors de l’avènement du Talon de Fer aux USA. Elle décrit sa découverte progressive des injustices sociales, de l’asservissement des ouvriers privés de droit et maintenus dans la misère par les grands industriels, de la domination de la ploutocratie qui détient tous les leviers du pouvoir (justice, presse, gouvernement, etc.) et présente, sans didactisme pesant, les thèses marxistes. Dans ce livre de 1907, Jack London annonce, avec cohérence et clairvoyance (prévoyant la 1ère guerre mondiale, les crises économiques et les totalitarismes), une société qui se fracture, après l’anéantissement de la petite bourgeoisie, autour de la lutte à mort que se livrent les communistes et l’oligarchie du Talon de Fer, impérialiste et ploutocrate, qui triomphe avec l’écrasement de la révolte de Chicago qu’elle a habilement provoquée et préparée. London apparaît ainsi comme un communiste foncièrement révolutionnaire, convaincu de l’inefficacité du dialogue avec les classes dirigeantes et n’entretenant aucun espoir dans la capacité des socialistes à réformer démocratiquement la société pour instaurer une société fraternelle et juste. Certes, London n’a pas prévu que le totalitarisme reposerait sur le culte du chef et a négligé la capacité du capitalisme à se réformer de l’intérieur, y compris par l’assimilation d’éléments exogènes issus du socialisme. Certes, London s’abstient d’essayer de décrire la société communiste idéale devant émerger du bain de sang révolutionnaire.

Mais son intelligence politique ne fait aucun doute ; il décrit, très minutieusement et judicieusement, tous les exutoires et moyens imaginés par le Talon de fer pour entretenir le cycle de l’économie et affirmer son emprise : essor des arts, création de villes merveilleuses, émergence d’une classe moyenne de techniciens supérieurs ralliés à l’oligarchie, paupérisation du reste de la population considérée comme une main d’œuvre corvéable à volonté (le Peuple de l’Abîme), instauration d’un état d’urgence permanent où la l’armée et la milice, dans un climat de guerre civile, pourchassent et répriment les communistes, regroupés dans la seule force capable de s’opposer efficacement à l’oligarchie. Mais le Talon de Fer, par la vertu du cycle des crises inhérent au capitalisme, est condamné sur le long terme, comme l’attestent les commentaires de l’exégète du futur, qui vit dans la société du communisme réalisé.
L’ambition du propos de London fait la force et la faiblesse du livre car les personnages, malgré le soin apporté aux portraits psychologiques et malgré la finesse des nuances dans l’évocation des émotions, peinent parfois à être davantage que les porte-parole de leur classe, émergeant via quelques coïncidences "deus ex-machina" du flux impétueux de l'Histoire ! En fait, le livre est profondément manichéen et participe du mépris des démocraties, qui conduisit à la deuxième guerre mondiale. Néanmoins, il se lit avec plaisir et réserve quelques moments de bravoure, notamment dans la description des émeutes et massacres de Chicago. Il témoigne aussi, avec une ferveur sincère, des clivages idéologiques et illustre l’âpreté cruelle des luttes idéologiques, tant les deux camps sacrifient l’individu sur l’autel de l’intérêt de classe.
Par ailleurs, les annotations, sous prétexte de mise en perspective historique, dénoncent le capitalisme sauvage avec un écho troublant dans notre actualité (cf les révélations d’Eva Joly sur la grande corruption qui fausse le fonctionnement des institutions).

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9 février 2011

Une admirable épopée de la condition humaine et du rapport au monde

" Le temps qu’il fait " n’est pas le roman de terroir qu’annonce le résumé du 4ème de couverture, qui semble avoir été écrit par quelqu'un qui se serait contenté d'une recopie partielle de l'évocation du livre dans la préface au recueil de poèmes « Ma vie sans moi ». Ce roman n’en est pas un : il n'est pas narratif et le drame (une paysanne meurt en s'égarant dans la tempête ; son mari, un paysan rude qui la battait, regrette de n’avoir su lui dire qu’il l’aimait ; il s’ouvre alors à son fils Yann, qui avait trouvé refuge dans les livres) est à peine esquissé. En fait, ce livre, écrit dans la langue sublime et inventive d’un poète majeur du siècle (méconnu parce que n’ayant été inféodé à aucune école), est une épopée à la fois mystique, panthéiste et chrétienne, entrecoupée de poèmes, de dialogues et de monologues en vers et en prose, qui donne voix à la Création et aux forces de la nature avec une ferveur que je n'ai retrouvée que dans "Colline" de Giono. Tout (le ciel, un cheval, un livre, un homme, le temps, la mort, Lénine, Christ, un chien, Lénine, des brindilles de nuit, etc.) parle en sa langue (parfois avec de sublimes inventions verbales, parfois avec quelques mots de breton) et veut célébrer l’Amour. Tout est avide de parole ; les livres (celui que lit Yann puis celui que lui offre son père, qui ne sait pas lire) sont une clef et une métaphore de la volonté qui cherche à surmonter le mur de l'incommunabilité. Je ne connais d’œuvre rendant plus bel hommage à la puissance du langage ni de livre (et celui-ci fut écrit en 1941 au plus noir des années sombres !) transcendant davantage toute chose et la condition humaine pour l’épanouir jusqu’à l’Universel. Comme Yann, Armand Robin a connu l'« aube merveilleuse où l’enfant des pauvres apprend à déchiffrer les secrets sublimes grâce auxquels la Terre est devenue humaine ! »