Eric R.

Conseillé par (Libraire)
8 février 2021

" Un EHPAD, des fesses, de l'amour et des rides"

« Un EHPAD, des fesses, de l’amour et des rides » résume magnifiquement la quatrième de couverture. Une BD subtile, douce, tendre, violente sur un sujet majeur de société.

Et si cela ressemblait à une chute, la vieillesse? Une longue et inexorable chute. Un plongeon qui vous mène tout au fond, là où la lumière s’éteint. Là où les corps mollissent, s’affaissent. Là ou les prénoms s’échappent et s’enfuient dans le noir. L’obscurité encore et toujours. Cette chute, Yvonne qui a quatre vingts ans, la rêve, surtout depuis la mort de Henri, son mari, son homme, son amant. Alors passer du banc au salon, du salon au banc, ne la passionne plus, elle tombe dans ses souvenirs, son passé, son bonheur. Il faut prendre une décision, vendre sa maison et aller ailleurs, aller là où les grilles vous protègent, là dans cet immeuble qui porte un joli nom, « Les Mimosas ». Aller en EHPAD.

Cet univers clos régi par des règles strictes où se côtoient l’octogénaire encore plein de vie et la personne délirante, Séverine Vidal, le connait bien notamment grâce aux ateliers d’écriture qu’elle anime dans ces établissements. On va donc suivre Yvonne dans ces couloirs nouveaux, cette chambre « couleur mort, on dirait qu’ils le font exprès », ce réfectoire lieu des rencontres et où les mots des autres vous infantilisent. Ce n’est pourtant pas un « reportage en immersion » car les deux auteurs apportent par leur talent autre chose que la description des faits: une haute dose d’humanité. La main sur un genou, un frôlement d’épaule, un sourire, éclairent des cases magnifiques dans des pages muettes emplies de tendresse, qui donnent le rythme à la lecture, et laissent le temps de la réflexion et de l’émotion. Victor L Pinel par ses cadrages, sa capacité à dessiner des corps pleins « de beaux volumes » mais « où y’a tout à refaire », nous invite à imaginer notre propre vieillesse, à voir de plus près celle de nos proches, de nos parents. Victor L Pinel incarne magnifiquement cette bonté par un trait simple mais profondément juste et humain, comme quand deux filets de larmes coulent lentement sur le bord des lèvres. Sans montrer les yeux.

L’univers de l’Ehpad est régi comme une école maternelle, il est possible pourtant parfois de le contourner sous le regard bienveillant de Youssef, membre du personnel qui ferme les yeux, en les gardant ouverts, sur une nuit passée dans une autre chambre que la sienne, sur une escapade où l’on se déshabille de sa vieillesse. Par petites touches le quotidien est décrit à la perfection: visite attendue du petit fils, visites amicales ou familiales comptées, minutées, espérées, déçues, commentées, activité collectives, de celles que rejettent Jean Louis Trintignant dans son EHPAD de luxe dans le film de Lelouch « Un Homme et une Femme: vingt ans après », et les souvenirs sans cesse revenus à la surface que ravivent des albums photos, la douceur d’une caresse. les frites au goûter des petits enfants.

Même si le registre n’est pas celui des « Vieux Fourneaux », l’humour est présent. Il évite le pathos et tend devant nos yeux un voile de tendresse, car à sa manière Yvonne va se révolter, partir en guerre et lutter contre la mort qui vient. Elle va plonger mais dans une eau claire où elle ne sera pas seule. Elle nous éclabousse au passage, projetant quelques gouttes sur notre visage. Sous nos sourcils. Sous nos paupières. Sous nos yeux.

Eric

9,40
Conseillé par (Libraire)
8 février 2021

LIBERTE CHERIE

Il éclabousse tout de jaune, de « son » jaune, le jaune Fragonard. Le plissé d’une soyeuse robe de liseuse, le vent d’une frondaison d’un chêne à l’automne et même son triste autoportrait à la fin de sa vie. Frago comme ses contemporains l’appellent est un petit homme libre, libre d’aimer, de peindre ce qu’il veut et non pas ce qu’il veulent, libre de dire non, libre de quitter le monde après la mort de sa fille Rosalie. Sophie Chauveau, comme elle l’a déjà fait de manière brillante pour Diderot ou Léonard de Vinci, nous conduit dans les méandres de l’âme du natif de Grasse, en n’oubliant jamais de replacer la vie mouvementée de son sujet dans le contexte historique. Elle écrit là de nouveau un livre remarquable qui se lit comme un roman et donne, la dernière page lue, l’envie de se jeter dans l’oeuvre du peintre. A dévorer.

Conseillé par (Libraire)
25 janvier 2021

Regarder ou détourner le regard ?

Pereira prétend, le roman de Tabucchi, inspire les auteurs de BD. L’auteur italien, lusophone, racontait l’existence de Pereira, personnage falot, antihéros, petit bourgeois indifférent à la dictature Salazar, qui va devenir résistant par le concours de circonstances. Pierre-Henry Gomont en avait fait une adaptation fidèle en 2016 . Nicolas Barral avait en tête cet ouvrage depuis 2005. Il réalise, en même temps que sa première BD en solo, une adaptation particulièrement réussie de ce livre iconique, quinze années de réflexion et de maturation lui permettant d’affiner sans cesse son propos pour éviter le manichéisme facile
Du roman, il ne conserve ici que l’esprit, le sujet, c’est à dire la rencontre avec un personnage qui accepte en apparence la dictature sans combattre. Il s’appelle Fernando Pais, il est médecin de ville, mène une vie tranquille entre son cabinet douillet et sa maitresse, femme d’un soldat parti faire la guerre en Angola. Certes ses visites professionnelles régulières à la Pide, la police politique du régime, lui laissent entrevoir des visages tuméfiés, mais rien de suffisamment fort ou déplaisant pour modifier le cours de son existence. Cela c’est le Fernando d’aujourd’hui, celui d’Août 1968, que l’on découvre dans les premières pages, celle d’un homme souriant, affable, jetant un regard amoureux sur la vie et sur sa ville.

Mais il y’a le Fernando d’hier. Celui qui peut déclarer déclare « Il faudra un jour étudier l’influence des hormones sur l’action révolutionnaire ». Cette maxime il se l’ait appliquée à lui même, quand étudiant, dix ans auparavant, par le hasard de la vie, pour les beaux yeux d’une étudiante en lettres, il sortit de sa léthargie, prêt même à commettre un attentat. Minutieusement et habilement construite la BD oscille ainsi entre le passé, aux couleurs brunes du fascisme, et celles un peu plus riantes, d’une dictature qui mettra encore six ans avant de s’effondrer. Entre les deux, une zone que Barral appelle la « zone grise », celle des nuances. C’est là que l’auteur fait preuve d’une grande maestria en faisant de Fernando un homme qui ne rejette plus frontalement la dictature, « N’est il pas plus confortable au fond d’avoir au-dessus de soi quelqu’un à qui s’en remettre ou contre lequel se retrouver ? », mais qui a du mal à étouffer sa détresse passagère face à l’ignominie.

C’est une époque que Barral reconstitue parfaitement, une époque où les portugais prennent l’habitude de causer en cachant leur bouche derrière leurs mains car les murs ont des oreilles. Comme sur la couverture où Fernando avance entre les gouttes, entre les coups de matraque de la police de Salazar, on chemine entre le bien et le mal, entre le refus et l’acceptation, une dualité que retranscrit l’existence d’un frère qui a choisi lui l’ordre et la tranquillité. On chemine aussi dans les rues de Lisbonne, dans le quartier de Bairo Alto, dans les bars de l’Alfana, d’où monte le chant mélancolique et grave du Fado, on prend le tram dans les rues escarpées craignant à chaque virage de heurter le mur d’une maison. Ou un enfant, petit Gavroche portugais qui par son insolence, son mépris de la peur, redonne goût à Fernando, pour le combat ou au moins la désobéissance civile.

« Es tu des nôtres ?» demande à Fernando, sa future épouse. « Je suis avec toi » lui répond l’étudiant en médecine. Une réponse toute en nuance, essentielle à l’image de cette remarquable Bd profonde et riche de multiples détails, qui ne peut s’achever que sur un air de Fado, celui qui annonce la future révolution des oeillets. A laquelle Fernando a peut être finalement participé. Ou peut-être pas. Qui sait?

Eric

Conseillé par (Libraire)
25 janvier 2021

Lumineux

" Il est parti trop tôt". En prononçant cette phrase Anne-Marie se rend soudain compte de son double sens. C'est vrai que Théo, son fils de 18 ans, est parti trop vite, mais il n'est pas mort Théo. Il vient juste d'avoir son bac et quitte la maison familiale pour la Fac. C'est pour elle, sa mère, que l'on peut parler de mort, de petite mort, car elle va devoir réinventer une nouvelle vie, en tête à tête, avec Patrick son mari aimant mais taciturne et pudique. Plus qu'une séparation, c'est un gouffre qui s'ouvre devant elle. Une chute vers l'inconnu.
Comme d'habitude avec des mots simples, des phrases courtes, Philippe Besson traduit magnifiquement les sentiments universels, ceux qui monopolisent l'essentiel de nos pensées.
Vingtième livre en vingt ans, nouvelle pierre à l'édifice qui devient peu à peu, une œuvre littéraire. Humaine et sensible comme l'amour d'une mère pour son fils.

Eric

Lamaindonne

Conseillé par (Libraire)
20 janvier 2021

PUDIQUE

C’est beau une planche contact. Cela raconte une histoire, cela raconte un moment privilégié d’où l’on extrait un soixantième de seconde pour se rappeler, se souvenir d’une minute, d’une heure, d’une journée, d’une année. Ainsi s’ouvre « Monica » en pages intérieures. Ces bandes Kodak montrent un profil qui se modifie de seconde en seconde, un bras qui bouge peu à peu sur une poitrine qui se dénude. Le photographe est là derrière l’objectif, il regarde silencieux ou demande une pose. On sent alors de suite la complicité qui réunit les deux acteurs, complicité trop voyante pour ne pas être amoureuse. « Monica » est un livre d’amour, un amour qui respire à chaque page, un livre de souvenirs qui reprend partiellement par chapitres des séries photographiques inédites ou déjà parues, entre 1977 et 1992, aux noms évocateurs: La Chambre Close, Les Amants Magnifiques ou encore Dimanche.

Cela fait plus de quarante ans que Monique et Yves Trémorin s’aiment et se regardent de chaque côté de l’objectif. Pourtant Monique ferme souvent les yeux sur les tirages, non pas de jouissance ou de plaisir mais plutôt comme enfouie dans un bien être ensoleillé, quand la lumière du jour qui chauffe la peau, en montre la finesse, le grain, la sensualité.

Les photos de Trémorin travaillées, abandonnées par une technique maîtrisée mais vite oubliée, sont avant tout un dialogue, une respiration commune. L’opposé de Jean Loup Sieff. Monica ne pose pas, elle est. Elle est quand elle fixe l’objectif sérieuse ou rieuse. Elle est quand son corps se blottit dans les bras de son amant ou qu’elle confie son visage entre ses mains. Elle est par une présence solaire qui l’éloigne du statut de mannequin. Pas de mise en scène sophistiquée, même si il s’agit toujours de séances de pose soigneusement préparées. La prise de vue, avec un objectif proche de la vision humaine, est minutieuse, presque chirurgicale, tant par l’utilisation de la lumière que dans le cadrage millimétré. La texture d’un chemisier, la lumière naturelle sur une mèche de cheveux, une herbe floue sur la grève suffisent comme cadre.
Cette matière saisie par le grain de la pellicule se retrouve dans l’ouvrage chapitré en cahiers qui font se succéder des prises de vue préparatoires, et des séries constituées, elles mêmes différenciées par des papiers, des tirages magnifiques qui vont du contraste fort et brillant au dégradé mat et doux. Cette alternance qui rythme les cycles, les âges raconte ainsi une histoire dont on comble nous même les interstices. On scrute la jeunesse, la maturité non pas dans une ride mais dans le regard, le sourire. On regarde croître la maturité d’une relation. Spectateur admiratif mais jamais voyeur, on est associé par l’image à cette maturation avec une proximité qu’accroît le format réduit du livre qui ressemble un peu à un album de famille posé sur la table du salon ou dans l’armoire, que l’on reprend par nostalgie de temps à autre.

Sur la première photo du livre, Monique a dix sept ans. Elle regarde l’objectif comme si elle cherchait à donner au photographe ce qu’elle a de plus profond. Sur la dernière photo, on ne découvre qu’une fraction infime de son visage posant ses lèvres sur un morceau de peau. Comme le passage du général à l’intime. Comme la persistance d’un formidable amour.