Librairie C.

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Conseillé par (Libraire)
1 novembre 2020

Une leçon de confinement

Quelque part dans un « pays d’accueil » que l’on devine être la Suisse, vit une famille d’ouvriers italiens. Le père, la mère et le fils dont il est impératif de cacher l’existence car « l’enfant est un enfant qui n’a pas le droit d’être ». Si l’on découvrait sa présence, caché dans un appartement que loue le patron au couple, le père perdrait assurément son travail, serait chassé de cet immeuble inconfortable qu’il a pourtant trouvé comme seul refuge et très probablement aussi du pays d’accueil. Nous sommes à la fin des années 60, le travail est épuisant, les dimanches mornes et le ciel gris.

C’est dans la pièce du fond que vit l’enfant lézard. Enfant "lézard" car il connait toutes les fissures dans les murs et les moindres espaces entre les meubles, mêmes les plus étroits, où se réfugier en cas de visite imprévue du patron, de la concierge où de qui que se soit. Il sait aussi marcher sans se faire entendre, passer d’une pièce à l’autre voire même d’un appartement à l’autre sans que craque le parquet ou grince la porte. Il sait se faire à peine vivant, à peine existant, sans odeur, presque sans voix, sans visage, sans identité. Il ne connait rien du monde mais, grandissant, s’aventure chaque jour un plus loin dans l’exploration de ce bâtiment et de ses habitants, décidant de ceux qui l’apercevront et gagneront sa confiance un jour et de ceux qui n’en entendront jamais parler de lui durant des années… Ces moments où l’enfant lézard glisse d’une pièce à l’autre, d’une fissure à l’autre, sans ne jamais faire vibrer l’air autour de lui, sont des moments où le réalisme de ce roman que l’on devine pourtant largement inspiré de la vie de l’auteur, flirte avec une sorte d’éther irréel. Et ce sont alors des pages touchées par la grâce et la poésie qui nous sont données à lire, comme la traduction de la confrontation intérieure entre l’imaginaire fécond de l’enfant lézard qui se crée un univers de quelques mètres carrés, et l’inexistence sociale et culturelle de la vie que ses parents lui réservent.

« Mais que va devenir ce garçon ?», se lamente parfois la mère. Et le père répond que bientôt ils auront suffisamment économisé pour terminer de faire construire leur propre maison, là-bas en Italie et qu’ils pourront y retourner et vivre normalement. Pourtant le temps passe et ce moment là ne vient pas, le chantier n’avance pas. Et l’enfant lézard grandit comme il peut dans une maltraitance qui ne dit pas son nom.

Si "L’enfant lézard" témoigne de la réalité d’une condition ouvrière marquée, comme le dit son éditrice, par « la dureté des politiques migratoires » des années 60 – 70, ce que l’on retient surtout de cette lecture c’est à la fois l’économie de moyens employés par la langue de Vincenzo Todisco qui convient si bien à la modestie du milieu qu’elle dépeint, et la souplesse, la liquidité, l’insaisissabilité dont elle fait preuve lorsqu’il s’agit de parler de ce garçon à peine réel, caché au monde et aux lois. L’enfant lézard fait ce que seule la littérature sait faire : elle réinvente la réalité, fait de quatre planches de bois un immeuble et de cet immeuble un monde sans fin, et par la seule force des mots vous fait pénétrer là où il est impossible de pénétrer : dans la lézarde inaccessible d’un imaginaire d’enfant.

Mention spéciale à Benjamin Pécoud pour la qualité de sa traduction. Si ce livre est si beau en français, c'est bien entendu grâce à son travail.

Quatre morts dans l'Ohio

Ça et là

24,00
Conseillé par (Libraire)
22 septembre 2020

Incontournable !

Backderf est de loin le dessinateur de bandes dessinées américain dont j'admire le plus le travail !
Quelque soit le sujet dont il s'empare ; le milieu underground de la musique punk dans une petite ville de la rust belt au début des années 80 dans "Punk, Rock et Mobile Homes" ; sa rencontre affreusement banale au collège avec le futur serial Killer Jeffrey Dahmer dans les années 70 dans "Mon ami Dahmer" ; ses tribulations rocambolesques de jeune branleur désœuvré à l'arrière d'un camion poubelle dans "Trashed" ; les mille et uns strip de la vie ordinaire d'une Amérique White Trash, gloutonne, absurde, excentrique voir totalement cramée dans "Trues Stories" ; Barckderf en revient toujours au même portrait. Celui de la petite ville de banlieue américaine triste à mourir où on tue le temps comme on peut et avec les ressources qu'on a !
Chroniques sociales fendardes, mordantes, déjantées, glaçantes, trash, les bds de Backderf sont, pour le dire de façon imagée, le reflet d'un rêve américain qui se serait foutu copieusement sur la tronche en s'apercevant dans le miroir !
"Kent State, quatre mort dans l'Ohio", sortie ce mois ci aux éditions Ça et La, est une bd à part dans l'œuvre du dessinateur de presse. Car au fond, si le sujet n'a pas tellement changé. Même rêve. Même désillusion. Les larmes ont remplacé les rires et la rage, l'euphorie, pour raconter non plus une comédie humaine mais une tragédie !
Le 4 mai 1970, sur le campus de l'université de Kent State, un rassemblement d'étudiants opposés à la guerre du Vietnam est violemment réprimé par la Garde nationale qui tire sur les manifestants. Quatre étudiants, âgés de 19 à 20 ans, sont tués et neuf autres gravement blessés.
Derf avait 10 ans à l'époque des faits. Il a vu des troupes traverser sa ville en 1970 et cette évènement sanglant l'a marqué durablement comme bon nombre d'américains. De cette épisode, il tire le récit minutieux et détaillé des 3 jours ayant conduit au drame de Kent State. Aussi brosse-t-il le portrait des étudiants qui sont restés sur le carreau. Jeunes idéalistes, pacifiques, rebelles, esprits libres qui voulaient autre chose de plus beau et de plus désirable pour leur pays. Ainsi que le portrait des membres de la garde nationale, des espions infiltrés de tout bord et de toute la chaîne de commandement qui ne les voyaient alors que comme de sales communistes et de dangereux anarchistes ! C'était l'Amérique de la guerre froide, l'Amérique va-t-en-guerre, parano, mythomane, absurde et irresponsable à l'œuvre ce jour là...
Véritable travail journalistique et leçon d'histoire "Kent State, quatre mort dans l'Ohio" est un témoignage magistral et poignant démontrant l'absurdité de cette boucherie en forme d'engrenage qui provoqua un mouvement de manifestations sans précédent dans tout le pays et contribua plus tard à faire basculer l'opinion publique sur l'engagement américain au Vietnam !
Un incontournable !

- Allan -

19,00
Conseillé par (Libraire)
31 juillet 2020

La femme robot émancipée !

"Dirty sexy valley" était à hurler de rire et d'effroi dans le genre slasher erotico-cradingue foutrement jubilatoire ! Géniale série B d'horreur presque inavouable qui ne laissait pas présager l'écriture d'un tout autre roman du nom d'"Esther" qui, n'ayons pas peur des mots, m'est apparu comme un véritable chef d'œuvre de science fiction, achevant de me faire penser qu'Olivier Bruneau est, définitivement, un écrivain terriblement bon !
Singulier roman de genre, "Esther" est non seulement un récit d'anticipation robotique puissamment charnel. Il est aussi un roman noir intense et une romance science fictionnelle magnifique traversée de réflexions profondes sur la nature humaine et l'être de synthèse, la symbiose, l'altérité et l'éthique robotique ! J'ai vu dans "Esther" la troublante Ava du film "Ex Machina" d'Alex Garland ; la voix aimante, intelligente et intuitive de Samantha dans "Her" de Spike Jonze ; la répliquante Rachael dans "Blade Runner" de Ridley Scott, douée d'une mémoire affective et tiraillée par sa propre condition ; et puis un peu de Gally du manga "Gunnm" de Yukito Kishiro, questionnant sans cesse les notions d'identité, d'humanité et imaginant les dérives de la technoscience !
Toutes quatre des figures de la femme robot mues par le désir irrépressible de s'émanciper. Et Esther, se joignant à elles et se singularisant, personnage de papier et lovebot de chair synthétique merveilleusement incarnée, héroïne complexe dans un roman n'étant ni tout à fait une dystopie, ni tout à fait une utopie mais une sorte d'entre-deux étrange aux sombres et ambivalents reflets du monde dans lequel nous vivons.
Ne me demandez pas de vous faire un résumer. Lisez "Esther" d'Olivier Bruneau aux éditions Tripode !

Conseillé par (Libraire)
6 juillet 2020

Grand roman noir des vulnérables, des destins fracassés sur les marges délabrées du grand rêve américain. Des gens qui sont "tombés" très tôt et ont découvert bien vite qu'il n'y aurait personne pour les relever. L'écriture de Krawiec, je lui rends grâce, nous sauve encore du gouffre.
Allan -

yvan robin

Éditions Lajouanie

9,90
Conseillé par (Libraire)
6 juillet 2020

Moralité de l'histoire ? Pas de moralité mais le plaisir coupable d'avoir ailmé tuer le travail dans un roman. Si ce n'est pas cathartique, c'est absolument jubilatoire, noir, et bien mordant... Une sorte de "C'est arrivé près de chez vous" mais du côté de Neuville.
Allan -